Innover localement, coopérer globalement
Dans un article précédemment publié sur le Lab Territorial « Coopérer localement pour innover globalement », Cyril de Sousa Cardoso montrait que les territoires les plus performants en matière de créativité et d’innovation étaient ceux qui inventent leur propre organisation, en cohérence avec leur histoire et leur identité. En d’autres termes, le territoire est un espace à partir duquel bâtir une culture de l’innovation spécifique devant s’appuyer sur le triptyque suivant : le partage, la relation, et l’ouverture. A travers ces trois dimensions, il est en effet possible de dynamiser le potentiel d’intelligence collective d’un territoire : le partage encourage par exemple l’élaboration d’idées innovantes à travers un assemblage inédit de concepts, d’outils, de méthodes, ou d’organisation… La qualité de la relation quant à elle permet de rentrer en résonance avec son époque et donc avec les attentes qui s’y attachent. Enfin, l’ouverture permet à un territoire de se nourrir de la différence pour créer, inventer et se renouveler.
Espace intuitif de projet et d’expérimentation, le territoire est donc par essence, le lieu des enjeux conjoints identifiés par des habitants, le fruit d’un quotidien et d’une histoire partagée, le réceptacle des ambitions et craintes communes.
Cette analyse poste néanmoins la question fondamentale de l’identification et des ressorts du développement territorial pour développer cette culture de la créativité ? Plusieurs leviers sont connus – formation, innovation, accompagnement, aménagement, culture… – mais apparaissent cependant relativement inefficaces lorsqu’ils sont actionnés isolément. Dès lors, l’approche intégrée des enjeux territoriaux semble nécessaire pour dépasser des problématiques aujourd’hui complexes et protéiformes.
Pourtant, la mise en œuvre de ces principes se heurte en pratique à plusieurs écueils qui freinent l’efficacité des mesures engagées en faveur du développement territorial. L’identification de ces barrières doit faciliter la mise en exergue de plusieurs aspects permettant de penser l’innovation en matière d’action publique locale au service d’une meilleure coopération des acteurs institutionnels, associatifs et privés.
Le partage : dépasser la compétence, entrer en résonnance
« Au modèle colbertiste des grands projets finalisés, finalement assez indifférents à leur spatialisation, succèdent des formes plus darwiniennes et expérimentales qui sont grandement facilitées par la proximité » [1]
Malgré les dynamiques de décentralisation et de déconcentration en cours depuis 40 ans en France, la pratique du pouvoir de notre pays reste profondément marquée par son histoire Jacobine et sa mise en œuvre centralisatrice. Une telle approche s’est traduite par un cloisonnement important des acteurs institutionnels, associatifs et privés ainsi que par une stricte répartition des thématiques et sujets traités. La faible porosité entre ces univers, et donc la difficulté à adresser une problématique territoriale de manière collective, se retrouve notamment autour de la notion de compétence qui structure et délimite le périmètre entre les différents acteurs.
Or la définition même du mot compétence, du bas latin competentia « juste rapport », montre que cette approche structure les relations entre les acteurs : « aptitude d’une autorité à effectuer certains actes », « aptitude d’une juridiction à instruire et à juger une affaire », « capacité reconnue en telle ou telle matière en raison de connaissances possédées et qui donne le droit d’en juger ». Par essence, la notion de compétence se construit par opposition à la personne, l’organisation ou l’institution qui ne l’est pas.
Une approche aussi exclusive restreint nécessairement les potentiels de dialogue entre les parties prenantes : par exemple entre acteurs publics et acteurs privés, mais également entre des acteurs d’un même univers (public ou privé). En d’autres termes, la notion exclusive de la compétence restreint les potentiels de partage entre les différentes parties prenantes d’un territoire et limite donc la capacité de ce dernier à produire une réponse territoriale partagée et innovante face à une problématique identifiée localement.
Le dynamisme actuel autour des appels à projets/candidatures sur les territoires illustre par ailleurs ce besoin de décloisonner le champ d’intervention entre les différents acteurs des territoires. La posture de partage nécessite ainsi d’aborder collectivement la résolution des problématiques territoriales pour faire émerger de véritables dynamiques innovantes en lien avec les spécificités du territoire. Cette résonnance entre les acteurs d’un territoire suppose de dépasser le poids des relations basées exclusivement – nécessairement contestable – de la compétence.
La relation : descente ou effet d’échelle, une articulation nécessaire
« Le rôle du territoire change. Il devient une matrice permettant l’émergence de formes nouvelles de coopération et d’interaction, permettant de tester des trajectoires d’innovation inédites, souvent à l’intersection de secteurs ou de mondes technologiques séparés » [2]
Suite à l’enthousiasme du « Small is beautifull » des années 1980 a succédé la critique amère d’un « millefeuille territorial » qui peine à répondre aux enjeux et besoins des territoires. Pourtant, le principe de subsidiarité qui visait à redistribuer les compétences et les lieux d’exercice des politiques publiques a été précisément conçu pour rapprocher les lieux décisionnels des citoyens et éviter l’éloignement des lieux de pouvoir.
Assurer une prise de décision la plus proche possible du citoyen en vérifiant que l’action à entreprendre est justifiée par rapport aux possibilités qu’offre l’échelon européen, national, régional ou local, était louable en théorie. En pratique, la lecture des relations autour du prisme de la « compétence » et la lutte pour sa détention, notamment du fait des ressources qu’elle induit, semble structurer les relations entre les différentes entités publiques et donc atténuer l’efficacité de ce principe. De fait, à l’instar des échanges ayant eu lieu autour de la loi NOTRe ou de ceux concernant la suppression d’un échelon territorial, les débats portent essentiellement sur l’attribution d’une compétence au bon échelon, et sur la question des ressources qui s’y attachent, et moins sur la gestion de la relation entre les différents échelons. Or cet aspect est déterminant dans la réussite des projets de développement territorial.
La capacité des politiques publiques à descendre ou remonter rapidement entre les différents échelons territoriaux est devenu une condition sine qua none de l’efficacité d’un territoire pour instaurer une culture du projet et de la créativité.
Ainsi, tandis que les orientations stratégiques nationales ou européennes doivent pouvoir être appropriées au niveau local, les initiatives et projets territoriaux ont besoin d’être relayés et soutenus aux échelons plus macro de manière fluide, rapide et efficace lorsque cela est nécessaire. Entrer en résonnance suppose donc soigner la relation entre les différents échelons d’exercices du pouvoir pour garantir un déploiement « top dow » et « bottom up » des initiatives et projets territoriaux.
Le déploiement d’une véritable logique de coopération, fondée sur le partage et non la compétition, entre les différents acteurs d’un territoire, doit permettre d’améliorer et de fluidifier les dynamiques relationnelles au bénéfice du territoire. La capacité à dépasser la gouvernance d’un cadre, d’un périmètre pour envisager une gouvernance sur plusieurs échelles devient dès lors indispensable dans un contexte de société de plus en plus liquide.
L’ouverture : penser aux flux avant les stocks
« Elus et développeurs sont appelés à mettre l’accent, non plus sur l’accumulation des populations et des emplois à un endroit donné, mais sur les connexions entre les différents lieux. Il faut aujourd’hui penser les villes, les métropoles, en termes de complémentarités et non plus se focaliser sur leurs avantages concurrentiels »[3]
Longtemps, la logique du développement territorial s’est inscrite dans une logique de stock : augmenter la population, le nombre d’entreprises, le nombre d’emplois qualifiés, ou agir sur le nombre de chômeurs… Une telle approche montre aujourd’hui ses limites pour comprendre les dynamiques territoriales… et appréhender les outils territoriaux permettant d’agir sur ces dernières.
L’insertion des territoires dans des logiques intégrées qui peuvent dépasser leur cadre institutionnel permet paradoxalement de reterritorialiser l’action en lien avec les forces vives de chaque territoire. L’objectif ? Assurer une mise en réseau de l’ensemble des infrastructures et des acteurs économiques afin de créer ainsi un écosystème performant et dynamique. L’analyse de la DATAR portant sur les « Systèmes urbains français » témoigne du poids croissant de cette lecture dynamique des territoires à travers l’identification de leurs flux – population, revenus… – et la nécessité de les exploiter au bénéfice du territoire.
Penser le territoire en tant qu’écosystème
Les contraintes sur les ressources publiques, et les multiples défis inhérents à notre époque – transition numérique, écologique, changement démographique, basculement des centres de gravités géopolitiques et géoéconomiques – imposent de repenser le cadre d’élaboration et de déploiement des schémas stratégiques de développement territoriaux.
Innover en la matière suppose de ne pas renouer avec une approche jacobine, fut-elle locale. A l’inverse l’application et l’utilisation des trois principes – Partage, Relation, et Ouverture – constituent des leviers puissants pour aborder l’enjeu territorial à travers la notion d’écosystème : « résultat de la coopération plus ou moins stable, non hiérarchique, entre des organisations qui se connaissent et se reconnaissent, négocient, échangent des ressources et peuvent partager des normes et des intérêts »[4].
Une telle perspective invite à penser le territoire en tant que laboratoire au sein duquel construire et développer les réponses à ces enjeux contemporains. Dépasser les postures passées doit permettre d’entrer pleinement dans de nouvelles architectures institutionnelles qui faciliteront le déploiement de projets créatifs et innovants en renouant avec l’intelligence collective de l’ensemble de notre société.
Les constats et les volontés sont présentes, pourtant « la route est droite mais la pente est forte » En effet, une évolution culturelle de notre société est désormais nécessaire pour redéfinir la culture et l’organisation de l’ingénierie publique et publique/privé. Etape indispensable pour faire émerger les dynamiques innovantes qui dessineront les territoires de demain.
Hugo Lambert, Coordinateur Lab territorial
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[1] P. Veltz, « Quelle France dans 10 ans ? », contribution au débat régional sur l’avenir du système productif à jouy-en-josas le 22 novembre 2013.
[2] P. Veltz, « Quelle France dans 10 ans ? », contribution au débat régional sur l’avenir du système productif à jouy-en-josas le 22 novembre 2013.
[3] Nadine CATTAN, Interview Le Monde, Smart Cities, « Une nouvelle lecture des dynamiques territoriales »
[4] P. LASCOUMES et P LE GALES, « Sociologie de l’action publique », 2ème édition, Domaines et approches, Armand Colin